Rêve de l’enfant rivière

Le texte qui suit est né d’un rêve éveillé. Un rêve très court de quinze minutes, plein d’émotions. Je m’étais juste donné le thème de l’eau comme guide. Je le partage pour montrer la force créative du rêve éveillé. Pour montrer que la poésie intime qui vit en chacun de nous parle de ce que nous sommes au plus profond. Elle est tout près, toujours disponible et tellement unique pour chacun. Elle a besoin d’être exprimée et d’être vue.

Le rêve éveillé n’est pas qu’un outil thérapeutique exceptionnel. C’est aussi une porte directe et merveilleuse vers notre âme et plus encore. J’ai construit au fil des années une méthode simple que j’appelle « le Rêve fertile » qui permet d’avoir accès à cette richesse. Elle peut devenir une inépuisable source d’inspiration pour chacun comme pour les artistes, et tout simplement un moyen très accessible de connexion à soi-même.

Rêve de l’enfant rivière

 

Il y a toujours eu de l’eau dans ma vie, un ruisseau, une rivière, parfois les deux. Je suis toujours émerveillé par la richesse et la diversité de toutes les formes de vies qui s’y trouvent. J’ai frotté mon insatiable curiosité pour les choses de la nature sur leurs berges. Et je dois avouer que la nature a été très généreuse avec moi jusqu’ici, puisque les animaux, je ne sais pas pourquoi, se sont très souvent montrés à moi. Apercevoir un poisson depuis la berge me rend joyeux pour la journée. Je me pose mille questions sur ce qu’il mange, où il dort, comment fait-il pour dormir avec les yeux ouverts ?

Aujourd’hui, je décide de rejoindre l’eau par un détour dont j’ai l’habitude. Un endroit connu de moi seul et dans lequel je sais à l’avance que je n’y trouve jamais ce à quoi je pense, mais ce que mon cœur attend.

J’arrive dans une rivière – encore – devrais-je dire ! C’est une rivière sauvage, assez calme avec pas trop d’eau, il y a du courant, beaucoup de saules, des graviers, des galets. Et j’entends l’eau qui descend, surtout dans le grand virage où elle accélère sa course en faisant danser les branches basses des saules toujours assoiffés. Tout cet environnement me fait penser à la rivière d’Ain. J’adore ces paysages de mon enfance sauvages et doux. Sauvages car tout ce que je regarde c’est la nature très pure, exactement comme il y a plusieurs milliers d’années lorsqu’il n’y avait pas encore tous ces gens. Et doux car j’ai tellement joué dans ces endroits qu’ils me sont d’une grande familiarité. Il y a l’odeur de l’eau, qui ressemble à l’odeur de vase quand on soulève les galets mais en beaucoup plus léger. Une odeur saine, couleur d’eau pâle. Soudain, je m’aperçois que les milliers de galets de la grève sont recouverts de cette pellicule blanche. C’est une pâte, un limon clair, une terre fine verdâtre et humide qui sent bon la rivière qui recouvre toutes les pierres rondes et le bas des arbrisseaux. Sur le bord peu profond Il y a plein de petites crevettes d’eau douce, des alvins translucides. Cette vie grouillante me rassure et me dit que la rivière est en bonne santé. Ce petit peuple des flaques m’invite à rejoindre le courant.  Comme j’ai laissé mes chaussures sous le vieux saule creux, je marche un peu tordu sur les pierres. Je trempe jusqu’aux mollets dans l’eau fraîche. Je ne résiste pas à la tentation de mettre ma tête sous l’eau et je suis surpris de voir parfaitement bien. Plongé d’un seul coup dans un nouvel univers, je suis très curieux d’explorer ce monde si différent du mien. Tient, les couleurs sont beaucoup plus vertes ! Quelques mousses émeraudes sur les galets luisants de toutes les nuances de kakis. Les lointains sont foncés, presque inquiétants et ce qui est près de moi est plus clair, plus lumineux. Malgré le léger voile dû à la fine terre en suspension, je vois nettement les galets du fond, il y a beaucoup d’eau et quelques branches. C’est vraiment bizarre ! voilà deux minutes que j’ai la tête sous l’eau et je réalise que je n’ai pas eu besoin de sortir à l’air libre pour respirer ! J’accepte ce nouveau pouvoir comme acquis car je constate que je respire réellement sous l’eau, et laisser mon intellect se poser mille questions pour comprendre cette aberration aurait, j’en suis sûr, l’effet de me faire sortir de cette expérience fantastique.

C’est étonnant car des souvenirs d’enfance se mêlent à ce que je vois… A la fois j’espère et je redoute de voir un gros brochet. Comme lorsque j’étais petit et que nous allions pêcher avec mon père et mon grand-père. L’univers invisible de l’eau trouble contenait tous mes espoirs de pêche miraculeuse et ma crainte de voir surgir du fond mystérieux et totalement inconnu, des monstres beaucoup trop gros pour ma petite canne montée pour le goujon, au pire pour le poisson chat ! Mes yeux explorent les limites du visible, où l’eau devenant opaque laisse la place à tous les fantasmes. Pas de brochet géant ! pas de sirène ni de cité engloutie ! Sensiblement, je reviens sur les choses plus proches de moi, j’écoute mes sensations. Plus je découvre la merveille de ce qui m’entoure, plus mes craintes s’évanouissent.

Alors je rentre profondément dans l’eau, je me laisse baigner par elle, imprégner. Je deviens l’eau, je la respire, je la goûte, je la danse. Je sens le courant sur moi, je me mets face à lui pour qu’il me caresse, qu’il ondule sur ma peau, je suis comme un poisson. Je joue dans l’onde et je vois que le soleil sur les vaguelettes de la surface dessine avec sa lumière sur les galets. Je le sens sur mon dos, je perçois sa chaleur. Ça scintille, tout est très vivant. Cet univers est tellement nouveau que je m’oublie, je suis entièrement à ma découverte et je deviens la rivière. Il n’y a plus de ciel ! Le monde est horizontal. Le sens du monde c’est le sens du courant. Il y a d’où l’eau vient et l’autre côté, où l’eau part. Elle vient d’en haut, sans arrêt, sûrement des montagnes de mon Jura. Elle repart vers le bas, très loin. Toujours la même rivière, jamais la même eau ! Comment autant d’eau peut couler depuis aussi longtemps ? Ma sidération n’a d’égal que mon émerveillement !  Et moi je suis en équilibre dans le courant, je suis là je tiens ma place, j’attends ! je ne sais pas ce que j’attends ! Je suis comme les truites que je guettais petit, bien placées en queue de trou, derrière une grosse pierre à l’affut d’une sauterelle imprudente qui flotte en tournant et qui tape inutilement la surface de ses grandes pattes, trahissant dangereusement sa présence par des grands ronds concentriques.

Je m’approche de la berge et je vois les racines des arbres qui forment des entrelacs noueux. C’est le courant qui les a mises à jour. Elles retiennent dans leurs longs doigts quelques grosses pierres. Bien que je ne les voie pas, je sais que des poissons craintifs ou embusqués, se cachent là, tout au fond de ces abris providentiels. Plus loin, je vois un « blanc », un chevenne, entre les racines sombres. Je ne sais pas ce qu’il attend avec son œil toujours ouvert. J’ai mes réflexes de pêcheur qui reviennent et je réfléchis comment je pourrais l’attraper mais je préfère le regarder. Je nourris mon âme de cette rencontre inhabituelle. Et je sens dans ma mémoire toutes les belles journées de mon enfance qui refont surface, je me sens triste d’avoir perdu cette insouciance, cette innocence ! Ce temps où la rivière était primordiale, plus rien n’existait quand j’étais à la pêche, la nature occupait tout mon esprit, entièrement, profondément. Je ne portais aucun jugement sur mes gestes, sur mes choix. Je faisais partie du monde, c’est tout ! Comme les poissons, j’étais un enfant de la rivière et j’étais à ma place, heureux, vivant, frissonnant avec mon petit maillot de bain. Et les galets qui tordaient mes pieds !

Quelques brasses énergiques et je plonge encore plus profondément. Mon ventre se pose au fond et mon visage s’enfonce entre les gros galets. Je rentre sous la rivière, dans son lit. Les petits graviers soulevés par le courant volent autour de ma tête. Je pénètre dans le sable plus doux. C’est étonnamment facile ! Je respire encore, tout simplement ! Je me retourne dans le sol comme je me serais retourné dans l’eau. Je suis sur le dos, sous la rivière. C’est moi désormais qui la porte dans mes bras, et l’eau coule sur moi. Je suis devenu son lit. Mon corps s’allonge infiniment, mes bras enlacent les berges. C’est comme si je devenais soudain ce parent ému de sentir son bébé endormis sur sa poitrine, fier de la force que procure un être qui s’abandonne complètement à vous. J’enlace tendrement cet être fantastique, tellement vivant, tellement fragile. La nostalgie que je ressentais devient une grande tristesse. Je ne sais pas pourquoi, mon cœur s’ouvre d’un coup, et cette eau qui coule se mélange à mes larmes. Les larmes viennent grossir le cours de l’eau. La rivière ouvre en moi la porte secrète de mon âme. Elle s’est offerte à moi comme un enfant offre sa vulnérabilité comme un cadeau magnifique. Son âme est venue se fondre à la mienne. En plongeant au fond de l’onde je plongeais au fond de moi. Croyant rencontrer des poissons j’ai rencontré mes larmes. Des larmes d’un autre temps. Du temps presque oublié où je devais les cacher. En embrassant cette eau, je vois tout au long de mes berges d’autres enfants qui jouent. D’autres enfants du monde qui viennent oublier leurs soucis dans les flots. Qui viennent mêler leurs larmes à l’eau du monde pour que la terre entière sache qu’ils sont tristes sans le montrer à personne. La rivière lave la tristesse des enfants du monde et l’entraîne au loin. Ils savent qu’ils peuvent encore plonger dans le courant de la vie.

Nous avons oublié, mais l’eau se souvient !